Sunday, April 18, 2010

Masse

« Si j’éprouve trop souvent l’impression affligeante d’être séparé de la nature par une multiplicité d’écrans, je crois qu’on peut découvrir le reflet de ceux-ci dans la façon que j’ai d’écrire, même si l’on n’est pas admis à observer ce qui se passe entre les quatre murs en lesquels se matérialise, géométriquement, le secret de mon cabinet. Dans chaque phrase que j’agence — ou presque — apparaissent tôt ou tard (surgis d’emblée ou introduis après coup) un nombre variable de mots jouant un rôle de second plan, soit qu’ils répondent à un besoin (de jour en jour plus accablant) de précautions oratoires ou d’attendus circonstanciés, soit qu’ils figurent de simples chevilles dues à mes exigences pour ce qui touche au rythme (puisqu’il s’avère que, même si j’écris en prose, je ne puis m’empêcher d’exprimer ma pensée sous forme de périodes, de groupes de propositions toujours plus ou moins cadencées). Correctifs à une assertion qui me parait hasardeuse à l’instant même que je l’ai formulée ou vulgaires tampons sonores dont je rembourre ma phrase — telle une bête malade à qui un maquignon insuffle, au moment de la vendre, les apparences de la santé —, ces mots, dont je tiens à ce qu’ils se justifient à la fois quant à la logique du discours et quant à son balancement (ne pouvant pas plus souffrir la présence d’un additif qui troublerait la période que celle d’éléments dont la nature de chevilles serait par trop manifeste), il est loisible à qui prendra la peine (voire même à qui ne prendra pas la peine) d’examiner d’un peu près la structure de mes phrases, de les reconnaître, au vrai, pour ce qu’ils sont : des formations parasitaires qui prolifèrent dans tout ce que j’écris, masquant la pensée authentique plutôt qu’ils ne l’aident à se traduire avec plus de précision et se révèlent tout compte fait comme une série d’écrans, qui s’interposent entre mes idées et moi, les estompent, les étouffent sous le poids d’une trop grande * verbale, finissent par me les rendre étrangères ou les dissoudre complètement, de même que trop de sensations accumulées, si elles demeurent dans les limites où je puis les savourer, loin de s’étayer mutuellement et de représenter autant de débouchés sur le réel sont des halos qui l’embuent ou des membranes qui m’en séparent. »
— M. Leiris, Biffures. Paris: Gallimard, 1948, pp. 78–79.